Neutralité du net au Parlement européen : rétrospective d'une victoire

Publié le vendredi 4 avril 2014.

Le projet de règlement européen sur le marché unique des télécommunications a été voté lors de la session plénière d'hier au Parlement européen.

Accéder au détail des votes réalisés électroniquement pendant la séance (pages 33 à 52).

Sa version originale, proposée par la commissaire européenne Neelie Kroes, était particulièrement mauvaise vis-à-vis de la neutralité du réseau. La commission parlementaire ITRE a ensuite proposé une version finale à l'ensemble du Parlement qui confirmait cette tendance, en adoptant les amendements de l'eurodéputée Pilar del Castillo Vera (Parti populaire européen, Espagne) plutôt que ceux proposés par Catherine Trautmann (Socialistes et démocrates, France) avec le soutien des Verts et de la Gauche unitaire européenne (GUE).

Renversement hier : des amendements équivalents à ceux de Catherine Trautmann ont été adoptés par une large majorité en session plénière, créant un texte très positif. La première partie du processus législatif se termine donc par une victoire pour les défenseurs d'un internet libre et ouvert.

Explications sur ce qui a été obtenu, comment cela l'a été et ce qu'il reste à faire.

Pourquoi le texte est-il positif ?

Les deux problèmes principaux du texte venaient de sa définition de la neutralité du réseau et des conditions dans lesquelles les opérateurs pouvaient violer ladite neutralité. Dans le texte initial, ceux-ci étaient autorisés à privilégier l'accès à n'importe quel « service spécialisé » de leur choix au détriment du reste du réseau. Il n'y avait donc aucun garde-fou protégeant l'accès à internet des utilisateurs.

L'adoption de certains amendements clés a littéralement renversé la situation.

D'une part, l'amendement 234-241 insère une définition précise et très satisfaisante de la neutralité du réseau (à lire dans ce document, page 9).

D'autre part, l'amendement 235-242 impose le respect de cette neutralité pour tout service d'accès à internet et spécifie qu'un service spécialisé doit utiliser une infrastructure distincte pour ne pas dégrader le reste de l'accès.

Enfin, l'amendement 236-243 établit le droit, pour les utilisateurs, d'envoyer et recevoir tout type de données et d'utiliser leur connexion pour héberger librement leurs propres services.

Ces points cruciaux posent des bases solides pour que les internautes bénéficient d'un accès libre à l'information et à l'expression tout en maitrisant leurs données. C'est une première en Europe qui pourrait ouvrir une nouvelle ère en terme de reconnaissance et d'application des droits fondamentaux.

Pourquoi ce renversement de situation ?

En commission ITRE, l'adoption des amendements de Pilar del Castillo Vera, défavorables à la neutralité, était dû :

  • au choix du groupe PPE de soutenir ses amendements, malgré l'existence d'amendements positifs proposés par certains individus PPE ;
  • à la décision de Jens Rohde, rapporteur du groupe ALDE (libéraux), d'engager son groupe à les soutenir également, créant une forte majorité dans la commission ITRE.

Les appels et courriers électroniques envoyés aux eurodéputés, notamment lors de notre atelier PiPhone, n'avaient donc pas suffi.

La pression citoyenne a repris crescendo jusqu'au vote d'hier, appuyée par le travail collaboratif de nombreuses organisations et d'eurodéputés acquis à la cause.

Cette pression a encouragé l'arrivée à un accord entre d'un côté la position du groupe ALDE et de l'autre celle des groupes S&D, Verts et GUE. Cet accord a amené ALDE à soutenir certains amendements initiaux de Catherine Trautmann et à régler les désaccords sur certains autres amendements en en soumettant collectivement des versions très légèrement reformulées.

Beaucoup de ces amendements ont finalement été adoptés par une large majorité incluant la quasi-totalité des groupes ALDE, Verts et GUE et S&D et une partie non négligeable de députés PPE.

Il est particulièrement intéressant de retenir que le règlement de détails minimes de formulation dans les amendements a engendré un revirement complet de l'issue du vote.

Ceci n'aurait pas été possible sans :

Certains soulignent enfin que l'exercice était plus difficile que lors d'ACTA car la construction d'un texte est plus complexe que l'action de rejeter un projet. Les eurodéputés ont semble-t-il reçu davantage d'appels que lors de la campagne contre ACTA.

Un processus encore long et risqué

Ce vote termine la première partie du processus législatif. Le projet de règlement sera ensuite soumis au Conseil de l'Union européenne, qui peut à son tour l'amender ou le rejeter.

Il subsiste d'importants risques que le texte y perde de sa substance et que l'affirmation des droits qui y est faite perde de sa force.

De plus, les citoyens n'ont que très peu de moyens d'influencer le Conseil de l'UE, celui-ci étant composé de 28 ministres nationaux (un par pays européen), avec qui certains lobbies (incluant les grands opérateurs de télécommunications) ont par contre des contacts privilégiés.

Enfin, la France s'est déjà opposée aux amendements pro-neutralité et l'association représentant les sociétés de télécommunication majeures en France a également critiqué le texte obtenu.

Le texte engendre toutefois un enchevêtrement d'intérêts politiques et économiques puisqu'il porte également sur l'abolition des frais d'itinérance et sur la gestion des radiofréquences. Ces thèmes seront également sujets à controverse au sein du Conseil, mais une remise en question trop forte du texte par celui-ci se heurtera par exemple à la résistance de Neelie Kroes.

La situation est donc difficile à prévoir pour le moment.

S'il est modifié par le Conseil de l'UE, le texte retournera pour une seconde lecture au Parlement afin d'être approuvé en l'état ou ré-amendé. Ce second cas de figure entraînerait un nouveau passage par le Conseil puis une procédure de conciliation si ce dernier n'approuve pas le texte issu du Parlement (voir les détails sur la procédure).