Projet de loi Renseignement : nouveaux dangers pour l'État de droit

Publié le dimanche 29 mars 2015. Dernière mise à jour le lundi 13 avril 2015.

Le gouvernement a présenté en Conseil des ministres, le 19 mars, un projet de loi relatif au renseignement. Il sera présenté à la commission des Lois le 1er avril et examiné à l'Assemblée nationale du 13 au 16 avril.

Selon ses principaux promoteurs (le Premier ministre Manuel Valls, le Ministre de l'Intérieur Bernard Cazeneuve et le rapporteur Jean-Jacques Urvoas), ce texte adapte les services de renseignements à l'ère du numérique tout en encadrant mieux leurs pratiques. Il ne permettrait pas la surveillance de masse, et sa mise en œuvre serait principalement justifiée par une menace terroriste devenue « protéiforme ».

FAImaison est directement concernée par ce texte, et l'association estime au contraire qu'il légalise les intrusions arbitraires de l'exécutif et de l'administration dans la vie privée des citoyens, pour des motifs allant bien au-delà du terrorisme, le tout dans une opacité complète.

Des prétextes larges et flous pour autoriser l'espionnage

Le texte légalise diverses intrusions basées sur le numérique : pose de micros dans les domiciles et les véhicules, implantation à distance de logiciels espions dans les téléphones portables ou encore analyse en temps réel du trafic internet.

De telles intrusions pourront viser n'importe quel citoyen sans l'aval de l'autorité judiciaire, pour des motifs allant bien au-delà du terrorisme (article L. 811-3). Par exemple :

  • les intérêts qualifiés d'« essentiels » de la politique étrangère ;
  • les intérêts économiques et scientifiques essentiels du pays ;
  • la prévention de violences collectives pouvant porter gravement atteinte à la paix publique.

D'une part ces définitions sont floues, et d'autre part le fait de décider si une situation se rapporte à l'une d'elles est laissé à l'appréciation arbitraire de l'exécutif.

Si des citoyens critiquent une entreprise française d'une manière dommageable pour sa réputation (et donc pour les intérêts économiques de la France), ils s'exposeront à des intrusions sans même avoir commis d'acte illégal. Ceci pourrait permettre d'étouffer des affaires liées à des pratiques d'entreprises éthiquement condamnables (conditions de travail, environnement, fraude fiscale, ...).

Autre exemple : il suffirait qu'une manifestation prévue soit estimée (arbitrairement, toujours) « à risque » pour l'ordre public pour que ses organisateurs et leurs proches se voient ciblés par cet espionnage.

Interception massive directement chez les FAI

Pour la prévention du terrorisme, le Premier ministre peut imposer aux fournisseurs d'accès à internet (FAI) la mise en place d'un dispositif de traitement automatisé de données destiné à « révéler une menace terroriste » (article L. 851-4). Concrètement, il s'agit d'une machine scrutant et analysant le trafic des internautes.

Fonctionnement opaque pour surveillance de masse

Le fonctionnement du dispositif sera tenu secret et agira donc dans la plus totale opacité.

Son but sera la recherche de contenus suspects dans une masse de trafic générée par de nombreux internautes. C'est donc un dispositif d'interception et d'analyse massive de données personnelles.

L'exécutif et les services de renseignement contrôleront donc unilatéralement une machine scrutant les correspondances de dizaines (centaines ? milliers ?) de citoyens.

Cela leur donne factuellement le pouvoir d'espionner massivement la population à la recherche d'éléments décidés par eux seuls, sans que personne n'y puisse quoi que ce soit.

La justice remplacée par un algorithme

Le dispositif devra détecter des éléments suspects et communiquer ceux-ci à l'exécutif, le Premier ministre pouvant alors enclencher une procédure ciblant la personne à l'origine du trafic suspect.

Autrement dit, on demandera à un algorithme de déterminer si une personne est suspecte et si elle mérite une scrutation plus poussée.

Est-il raisonnable d'attendre d'une machine qu'elle mène à bien ces tâches, qui demandent en temps normal investigation, confrontation, sensibilité et discernement de nombreuses personnes (police, juges, avocats, etc.) ?

En outre, seul un juge est censé pouvoir priver un citoyen de certains de ses droits. Dans une contradiction ahurissante avec ce principe, c'est un algorithme, puis l'exécutif, qui déclenchent la suppression du droit à la vie privée.

Instauration de lois secrètes

En État de droit, un citoyen doit pouvoir savoir si ses actions sont répréhensibles ainsi que les risques qu'il encourt, grâce à l'existence d'une loi consultable par tous.

Comme le dispositif espion fonctionne de façon secrète, le citoyen devient incapable de déterminer si ses actions vont le rendre suspect et mener à une violation de sa vie privée : il y a instauration d'une forme de loi secrète par l'exécutif. Nous sommes littéralement à l'opposé du principe d'intelligibilité de la loi énoncé par le Conseil constitutionnel.

De plus, on imagine aisément que ces dispositifs pourront être mis à jour. Les critères faisant du citoyen un suspect mueront donc silencieusement avec le temps. Rappelons enfin qu'une personne se sachant observée et vue comme un potentiel suspect change son comportement, ceci pouvant, à grande échelle, avoir un effet oppressant très important sur la société.

Une faille de sécurité généralisée ?

Le texte laisse présager que les dispositifs pourraient être installés à l'intérieur du réseau des FAI. Ce serait alors une aberration sur le plan de la sécurité informatique.

En effet, un technicien soucieux de la sécurité de ses équipements n'accepterait jamais qu'une machine sur laquelle il n'a pas un contrôle total soit branchée à l'intérieur du réseau qu'il gère.

Le dispositif, devant probablement être capable de communiquer en temps réel avec les services de renseignement, accorderait donc à ces derniers une porte dérobée à l'intérieur du réseau du FAI et pourrait servir de point d'appui à des opérations de piratage de ce réseau.

Peut-être plus inquiétant encore, si la sécurité du dispositif est compromise, alors cette porte dérobée pourrait être exploitée par d'autres acteurs (individus, États, etc.). Étrange idée, alors que la sécurité nationale semble être un point de préoccupation de premier plan.

La CNCTR : un contre-pouvoir de façade

Le texte supprime la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) et la remplace par une Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), qui contrôlera les requêtes d'interception émises par le Premier ministre et s'assurera que l'espionnage mis en place respecte la loi. Avant la mise en place de systèmes d'espionnage visant une personne, le Premier ministre devra émettre une demande à la CNCTR.

En réalité, la CNCTR n'aura quasiment aucun pouvoir contraignant. Elle devra émettre son avis dans un délai de vingt-quatre heures, son silence valant acceptation (article L. 821-3). En cas d'avis défavorable, le Premier ministre pourra passer outre. La CNCTR pourra encore saisir le Conseil d'État, à condition que ses membres le décident à une majorité absolue (article L. 821-6).

En cas de situation qualifiée (arbitrairement) d'« urgence absolue », le Premier ministre pourra simplement se passer de l'avis de la CNCTR (article L. 821-5).

Que faire ?

Le viol de vie privée massif, opaque et arbitraire introduit par ce projet de loi contredit de plein fouet certains principes fondateurs d'une société démocratique. FAImaison ne peut donc qu'être opposée à nombre de ses dispositions, à la fois en tant qu'association défendant les droits fondamentaux et en tant que FAI tenant à la sécurité et à l'intégrité de ses équipements.

Ce débat doit être porté à la connaissance du plus grand nombre et les responsables politiques doivent être sensibilisés, malgré la décision du gouvernement de faire passer le texte en procédure d'urgence pour étouffer le débat démocratique.

FAImaison regroupe des informations sur le projet et informe localement citoyens et députés sur ses dangers.

N'hésitez pas à faire de même et solliciter un rendez-vous avec un député ou simplement à l'appeler ou lui envoyer un courrier électronique. Un site de campagne est en place pour vous aider à trouver et appeler gratuitement des députés.

La Quadrature du Net suggère également des amendements, et le site Next Inpact a publié une analyse point par point. Ces ressources vous seront utiles pour argumenter auprès de vos proches et représentants politiques.